Par Dominique
Simonet, publié le 24/12/1998 dans le magazine L’Express
" Il était une fois un homme ensorcelé par les fées. Un jour, encore tout petit, il est entré dans un livre de contes et n'en est plus jamais sorti. Alors, en grandissant, il s'est transformé en bon génie barbu, tout de noir vêtu. Depuis, il déambule en toute liberté entre les deux mondes, celui des mortels et celui des êtres enchantés... »
Pierre Dubois (écrivain qui va sans cesse d'une rive à l'autre, de l'imaginaire à la réalité. Il veut à tout prix perpétuer la tradition des grands contes, entretenir ce patrimoine légendaire qui est pour lui le reflet de nos origines, les traces des premières pensées de l'humanité. Ses princesses, ses sorcières, ses lutins ne sont pas d'anodins personnages. Mais des symboles, des messages qui nous incitent à rechercher le meilleur de l'enfance: la faculté de nous émerveiller. « Et si, pour mieux vivre, dit cet homme sage, nous rêvions davantage?... »
Les personnages légendaires sont des métaphores qui renvoient à une culture inconsciente, commune à l'humanité, même si elle se pare des différents folklores et des coutumes. Le conte est né aux premiers bivouacs, aux premières veillées... Peut-être était-ce le début d'une prière, quelques formules magiques pour conjurer une peur? Peut-être un petit d'homme, assis seul sur un tertre, a-t-il rêvé pour la première fois à des royaumes enchantés? C'était le temps où les hommes étaient confrontés à l'immensité, à la beauté des choses, à la peur de l'obscurité. Un temps où on parlait avec les bêtes, où on faisait alliance avec elles pour tenter de se concilier la nature. C'est le premier imaginaire des peuples. Et c'est toujours le premier imaginaire de l'enfant.
- Qui le redécouvrirait alors spontanément?
Comme les premiers hommes, chaque enfant retrouve cette pensée sauvage des premiers temps. Lui aussi, il a peur du noir. Alors, la nuit, il n'ose pas mettre le pied hors du lit de peur que la Cauchemarde - ou le Boggey Man - ne le happe; il se donne des petits rituels, des petites croyances semblables à celles qu'on avait trouvées jadis pour exorciser ses craintes. Le conte de fées lui donne les lois de l'imaginaire, il le guide sur des chemins initiatiques pour l'aider à une meilleure connaissance de lui-même, à une harmonie avec les autres et avec le monde.
- Votre petit peuple de fées, lutins, gnomes, trolls, ondines et sorcières de tous horizons constituerait la mythologie des origines, antérieure à celle de l'Antiquité?
Oui. A côté des grandes mythologies, ces dieux du Panthéon et de l'Olympe avec qui seuls les prêtres et les savants pouvaient dialoguer, les hommes se sont donné naguère des esprits plus proches d'eux, plus accessibles, plus familiers. Ces derniers aidaient à obtenir une bonne récolte, à éviter que le fleuve ne déborde, à trouver une harmonie avec la nature. Regardez par exemple toutes ces belles endormies des légendes: la Belle au bois dormant, Blanche-Neige enfermée dans son cercueil de verre, le Petit Chaperon rouge qui connaît lui aussi la nuit... Elles symbolisent toutes la nature qui s'endort, prise par la glace et la montée des ténèbres, puis qui renaît avec le mythe solaire du beau prince qui apporte la vie ou l'aurore du Chaperon rouge... Elles racontent l'hiver et le printemps. Traditionnellement, au mois de mai, on célébrait les épousailles de toutes ces belles qui s'éveillaient avec le blanchiment des haies. Bien sûr, autrefois, on n'interprétait pas les contes. On les vivait, on en avait une connaissance intuitive.
- Il y aurait une conspiration contre l'imaginaire?
On le normalise, on le bride, on lui donne des assurances tout risque. Pour monter dans la Lune, Cyrano devrait maintenant s'inscrire à la Sécu, et Long John Silver trouver un sponsor pour s'aventurer sur l'océan. Quant à Alice, elle ne pourrait plus passer le miroir sans l'autorisation des parents, et un miroir homologué «miroir que l'on peut traverser». Tout cela m'effraie! Cette part de merveilleux qui est en nous, on veut toujours nous la couper. L'école la première.
Pas toujours. On vient de réinventer Halloween.
Et c'est très bien! Même si l'intention est commerciale, au moins, on renoue avec une tradition, avec une fête des morts. Car le royaume des fées, c'est aussi le royaume des morts, de l'éternelle beauté, le royaume souterrain... Mais regardez nos cimetières: ce sont des parkings! Les tombes ressemblent à des carrosseries de voiture, toutes alignées. Je ne veux pas voir une seule herbe! Quelle tristesse... Oui, il faut retrouver ces petites fêtes, ce sont nos parts d'imaginaire.
- Et apprendre à rester enfant ?
Le conte de fées n'est pas fait pour endormir les enfants, mais pour réveiller les adultes! Il ne s'agit pas de s'enfermer dans l'enfance, comme Peter Pan, mais de cultiver ce qu'il y a de meilleur en elle, pour devenir un être humain libre. L'enfant est libre, il a le chemin des oiseaux. Il s'émerveille... C'est terrible de ne plus s'émerveiller. Regardez ces cités sans rêve, avec ces adultes de 12 ans qui ne s'émerveillent plus. On le sait bien, ce n'est pas l'absence de sommeil qui tue, mais l'absence de rêve... Moi, je pense qu'il y a un Robin des bois, un Petit Poucet, un Long John Silver, un Achab qui sommeille en nous, dans l'enfant qui est en nous. Il faut rendre aux contes leur magie, leur esprit de rébellion. « L'imagination, c'est la vie ! » disait Gaston Bachelard. Il a raison: l'imagination est vitale. Il faut laisser aux enfants et aux adultes la liberté d'entendre leur voix intérieure, « les mots bruyants et familiers qui s'en vont comme les oiseaux dans une aire », disait Victor Hugo. Il faut leur permettre d'imaginer le monde.